La chute était dure. Il avait l'impression que ces escaliers n'en finissaient plus. Quand, enfin, sa course infernale se stoppa, sa joue heurta brutalement le béton de l'arrière cour de son collège. Sa tête lui faisait mal. Ses mains lui faisait mal. Son pied gauche lui faisait mal. Tout son corps lui faisait mal, mais il ne pouvait rien dire, ou sinon, ces vautours en haut des escaliers prendraient ça pour un appel à la violence. Idalgo pouvait entendre leurs rires gras et déroutés résonner dans la cage d'escalier, tandis qu'il commençait à bouger prudemment ses poignées, vérifiant ainsi qu'il n'avait rien de cassé. Ca ne semblait pas grave, en tout cas, c'était déjà quelque chose. Il s'était juste mordu la langue en tombant, ses mains étaient égratignées, et il allait surement avoir pas mal de bleus. Ils étaient encore là. Il les entendait. Il entendait leurs insultes, leurs moqueries peu recherchées, tellement puériles. « Beaudelaire est une pédale ! » ou encore « Va te pendre, pédé ! » étaient les maîtres mots des interpellations. Bien patiemment, il attendit que ces abrutis finissent par se lasser, et partent. Quand il n'entendit plus aucun bruit, il s'autorisa à se lever, geignant faiblement de douleur. Il savait qu'il n'aurait jamais dû embrasser ce mec, à la colonie de vacances. Il était gay, il le savait depuis quelques mois déjà. Mais il avait suffit qu'un abrutit de son arrondissement le voit en plein " échange " avec cet autre homosexuel, et la rumeur s'était dispersée à la vitesse de l'éclair. Maintenant, tous les jours, il allait au collège avec la peur au ventre. Tous les jours, il s'attendait à recevoir l'habituel traitement qu'on lui réservait. Et, bien entendu, le dire à ses parents étaient exclu des options. Cela reviendrait à avouer à son père son attirance pour les garçons, et c'était ... un acte suicidaire, ouais. Alors, inspirant un grand coup, il se baissa, pour ramasser ses livres de cours, eux aussi endommagés par la chute. Il ne savait juste pas ce que ça pouvait être pire.

Idalgo s'agrippa au mur comme il pût, s'empêchant ainsi de tomber. Sa respiration coupée par des sanglots, il suppliait, gémissait. Mais rien n'y faisait. Il sentit une main puissante attraper ses cheveux, tandis que l'arrière de son crâne cognait brutalement contre le mur. Des rires. Comme si c'était seulement amusant. Comme si la vue du sang et de la détresse était quelque chose dont on pouvait rire. Mais, de toute façon, tous les bruits extérieurs n'arrivaient plus vraiment à son cerveau. Un coup dans l'estomac. Il se plia en deux sous la douleur, pleurant de plus belle. Sans qu'il puisse comprendre, un genoux vint percuter son visage, l'envoyant ainsi en arrière. Il tomba lourdement sur le sol. Il ne sentait plus rien. Il ne sentait plus la douleur qui semblait le piquer avec des millions d'aiguilles. Il ne sentait plus le sol froid sur lequel il était allongé. Il ne sentait plus son corps secoué par les spasmes, et les sanglots. Il ne sentait plus ce goût de métal dans sa bouche. Il ne sentait plus ses oreilles bourdonner affreusement. Il ne sentait plus l'humiliation d'être dans une posture aussi pathétique. Il ne sentait plus rien. Tout ce qu'il voyait était la lumière du lampadaire, et tout ce qu'il ressentait était une panique qui ne cessait de s'accroître. Il allait mourir ici ? Sur un trottoir, à dix heures du soir, seul et misérable ? A quinze ans ? Tandis qu'il s'efforçait de continuer à respirer, il pensait à ce que serait demain. La police appellerait surement ses parents pour leur apprendre la nouvelle. Peut être passerait-il aux infos ? Peut être. Il ne le saurait jamais, dans tous les cas. C'était surement ça le pire. De ne pas savoir ce que deviendrait sa vie. Il y avait tellement de lieux à visiter, de choses à faire, de gens à rencontrer. Et ces idiots le privaient de ce droit, juste parce qu'ils n'appréciaient pas ce qu'il était. Juste parce qu'il n'avait pas les mêmes goûts qu'eux. Il n'avait plus la notion du temps. Il savait juste qu'ils étaient partis. Depuis combien de temps était-il allongé sur le trottoir ? Peut-être une heure. Ou cinq. Ou dix. Tout ce qu'il savait, c'était que quand il ouvrit enfin les yeux, il était dans un lit. Tout était blanc. Un genre de Paradis, si on enlevait l'odeur de désinfectant. Il lui fallut un certain moment pour rassembler les morceaux et comprendre. Comprendre qu'il n'allait pas mourir. Comprendre qu'il allait pouvoir profiter de sa vie.
Mais aussi comprendre que rien ne serait plus jamais pareil.  

« Idalgo. Tu sais bien que ces trucs sont dégueulasses pour la santé. » commenta Lana, la cousine du jeune homme en fronçant le nez, désignant la cigarette que celui ci tenait entre les doigts.  « Je fume pas non plus quatre paquets par jour. Ca va pas me tuer. Et puis, ça me donne l'air cool, tu vois. » argumenta-t-il, en tirant sur sa clope, et soufflant la fumée. Un rire cynique s'échappa des lèvres de son interlocutrice.  « Ca te donne l'air cool, hein ? Comme le fait que tu t'habilles avec des pantalons et des vestes en cuir, que tu te sois fais tatoué, et que tu te sois teint les cheveux en brun ? » « Je pense que je vais repasser au blond, d'ailleurs. » « T'étais encore blond y a même pas une semaine. » « Bah j'préfèrais.  ». De nouveau, il tourna la tête pour souffler un nuage de fumée, regardant celui-ci monter dans un lente danse sensuelle, avant de mourir lentement dans l'air froid de novembre. « Mais, je suis heureux comme ça. Je ne l'étais pas, avant. Maintenant, on me fout la paix. On me respecte, parce que je porte une veste en cuir et que j'ose ouvrir ma gueule. Et ça me plait. ». Il inspira à fond, laissant le froid attaquer sa gorge et ses poumons, avant de se tourner vers Lana. « Je ne suis aucunement malheureux, maintenant. Je suis bien, comme ça. Tout le monde change, tu sais. Parfois en bien, parfois en mal. Mais on ne peut jamais faire marche arrière. ». Il jeta son mégot au sol, avant de l'écraser de la pointe de sa chaussure. Il pouvait voir dans les yeux de sa cousine qu'il ne l'avait pas convaincu. Il pouvait voir qu'elle était inquiète. Il n'y avait pas de quoi. Il n'était plus perdu. Il avait trouvé vers où se diriger. Il n'était plus à la dérive. Il était désormais les deux bien ancrés bien fermement dans la terre ferme. Certes, il jouait à des jeux dangereux. Mais c'était de ça, qu'il vivait, désormais. De l'adrénaline, du sang neuf dans ses veines. Absolument. Il osait dire merde à son père, et à tout ceux qui ne l'acceptaient pas. Il osait décider de qui il était, sans laisser la société le faire à sa place. C'était joussif, en réalité, d'être maître de sa vie. De pouvoir prendre le chemin que l'on souhaite, pouvoir dire ce qu'on pense, et faire ce qu'on veut. Pas de panneau. Pas de bienséance. Pas de politesse. Juste une liberté qu'il n'avait jamais eu le plaisir de goûter avant. « Tout ira bien, Lana. Ne t'inquiète pas. »

Paumé. C'était le mot qui le définissait le mieux à présent. Il renifla, alors qu'il se resservait un énième verre d'alcool, assis sur la moquette de son appartement, les yeux rougis. Il ne savait pas très bien pourquoi il pleurait. De tristesse ? De rage ? D'humiliation ? Surement un peu des trois. Il venait juste de rompre avec Aidean. Son premier petit-ami, en somme. Et c'était horrible. Il lui en voulait. Il se disait que ce n'était qu'un connard. Mais tous leurs baisers, leurs étreintes, les soirs où il s'endormait contre lui, sur son canapé ... Tout ça lui revenait en tête, et il n'arrivait pas chasser ces souvenirs. Il voulait l'oublier. Il voulait oublier ce salop qui avait dragué cette pétasse sous son nez. Il ne le méritait pas, ouais. Peut-être y était-il allé un peu fort sur la rupture ? Ouais, il n'avait pas mâché ses mots, c'était un fait. Mais il fallait qu'il fasse comprendre à Aidean à quel point il le haïssait, à présent. Personne ne pouvait se permettre de faire un tel coup à Idalgo Cherokee Beaudelaire, après tout. C'était plutôt bien que ça se passe comme ça. Il allait trouver quelqu'un de mieux que Woodlock, un jour, il en était sûr et certain. Un moins con. Et quand il deviendrait un écrivain de best-seller à succès internationalement connu, ce serait cet idiot qui s'en mordrait les doigts. Il avala le contenu de son verre d'une traite, et s'en resservit un autre, laissant échapper un sanglot. Il n'aurait jamais pleuré pour ça, en temps normal. Est-ce que c'était l'alcool qui le rendait aussi émotif ? Très sûrement. Et toutes ces images idiotes, qui se tapaient l'incruste dans son cerveau déjà mal en point ... Dans un accès de colère, il lança la bouteille vide contre le mur, la regardant à peine s'éclater contre celui ci dans un bruit sourd. Très vite après ça, un cri de rage s'échappa de sa gorge. Un cri puissant, quelque peu désespéré. Un cri qui tapa contre les murs et s'envola par la fenêtre ouverte. Un cri injurieux, agressif, rageur. Un cri qui laissait toutes ces émotions malsaines en lui, s'échapper rapidement. Et c'était surement mieux comme ça. Il devait tout laisser sortir. Et tant pis si les voisins portaient plainte pour tapage. Puis, ce fut un véritable carnage. Il réussit à se lever, et rien dans son salon n'échappa au massacre. De la table basse aux tableaux accrochés sur les murs, tout y passa. Quand à peu près tout fut en miettes au sol, il se laissa glisser contre le mur, laissant ses yeux se fermer. Il s'autorisa à repensait à ces doux moments, ces bribes de rêves avec Aidean. Ca n'avait pas toujours été rose. Ils étaient un mélange explosif. Mais, Dieu, qu'est ce que ça avait été bien. Il pouvait se souvenir de tout. Des baisers volés, des cris, des rires, des taquineries, des étreintes, des moments passés l'un contre l'autre, des portes qui claques, des crises, des mots d'amour, des prises de tête, des pardons. De ces mains qui s'aventuraient parfois trop loin. De leur bulle qui se créait autour d'eux. Des passants les regardant de travers, et de ceux qui leur souriaient dans la rue. Des matinées à dormir, et des nuits à rester éveillés. Et, avant qu'il s'en rende compte, les larmes avaient recommencé à couler. Mais il s'autorisa quand même à y penser. Une dernière fois. Pour ne pas oublier que quelqu'un l'avait quand même aimé, à un moment. Et puis, contrairement à ce qu'il disait sans cesse .. Il n'avait pas envie d'oublier ce garçon avec des yeux dorés.

La main tremblante, tenant fermement le stylo doré, il traça soigneusement sa signature en bas de la page que son interlocuteur venait de lui présenter. Puis, une fois que son nom surmonté de quelques gribouillis furent inscrits sur le papier, il tendit le tas de feuilles à l'homme en face de lui, le visage toujours aussi pâle. En mode automatique, il se leva, alors que Rick Ryan lui serrait la main, le félicitant chaleureusement. Mais il était encore trop sonné pour être conscient de ce qu'on lui disait. Après deux ou trois paroles échangées, ils se saluèrent et se quittèrent. Idalgo descendit dans la cour, le regard vide, et enfourcha sa moto, tout en gardant l'enveloppe qu'on lui avait confié sous le bras. A vrai dire, il grilla plusieurs stops et plusieurs feux rouges, sans vraiment s'en soucier. Ce n'était pas quelque chose d'inhabituel chez lui. Il ignora royalement les klaxons qui fusaient sur son passage, et, ainsi, fût dans son petit appartement en peu de temps. Il s'assit sur le canapé, jetant son casque et sa veste à la one again. Tout était pareil que lorsqu'il était partit, pourtant, tout lui semblait différent. Plus grand et plus misérable à la fois. Est-ce qu'il venait de rêver tout ça ? Non. L'enveloppe brune qu'il tenait entre ses doigts lui prouvait le contraire. Mais, pour s'en assurer, il déchira brutalement celle ci, de façon à en sortir le papier qu'elle contenait. Enfin, les papiers seraient plus exacts. Parmi eux, seulement un seul l'intéressait. Il passa rapidement le papier sur les droits d'auteur, celui qui traitait l'argent, et un paquet d'autre, pour finalement arriver à celui qui l'intéressait. Alors qu'il lisait les lettres en gros caractères, en haut de la page, son sourire s'élargissait considérablement. Ses yeux s'allumèrent instantanément, tandis que tous ses rêves se tenaient là, devant lui, en une phrase.
" Contrat de publication du roman The Technicolor Phase par M. Idalgo Beaudelaire. "