Quand on est tellement seul que même la solitude
Vous semble être une amie dont on se passerait.

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Il y a quatre assiettes sur cette table. Une pour ta grand-mère, une pour toi. Les deux autres, alors ? Tu doutes qu'elles soient attribuées à Jamie, ton ami imaginaire ainsi qu'à Mr Darcy, le chat. La vieille femme avec qui tu habites n'a pas assez perdu la tête pour faire ça. Ce n'est pourtant qu'une question de temps. Tu la vois dérailler petit à petit, ta pauvre grand-mère. Elle part, peu à peu, vers la folie, elle s'y abandonne progressivement. Elle n'a plus la force de se battre, plus la force de lutter pour rester lucide. Elle n'en a plus forcément l'envie. A-t-elle vraiment l'envie de quelque chose, ta grand-mère ? Tu la vois souvent nostalgique, à tout te raconter. La guerre, son enfance, ses grandes soirées lorsqu'elle était plus jeune, la rencontre avec feu ton grand-père. Quand elle te conte tous ces moments là, tu vois ses yeux briller. Ils pétillent, c'est le feu d'artifice à l'intérieur de ses pupilles. Et après le récit ? Plus rien. Ses yeux reprennent leur couleur morne et elle retrouve sa triste et dure réalité. La réalité qui lui fait perdre, un à un, ses amis. A cause de la vieillesse ou de la maladie. Ta grand-mère est arrivée à cet âge où elle voit plus la mort que la vie et c'est triste. Puis toi, t'es pas vraiment là pour l'aider. T'as déjà trop de problèmes. Jamie, le feu. T'es déjà surmenée. Pourtant y a des moments où t'arrives à être assez lucide pour pouvoir l'épauler. Et c'est ces moments là, les meilleurs de la journée. Quand vous êtes apaisés, tous ensembles à regarder la télévision. Toi, la tête posée sur l'épaule de ta grand-mère qui caresse de sa main fripée le chat allongé sur ses genoux, tandis que Jamie lui s'en est allé ailleurs. C'est des moments simples, silencieux mais c'est les meilleurs moments.

Il y a toujours ces quatre assiettes posées sur la table. Et ta grand-mère, partie chercher le pain selon le mot inscrit sur le frigo, ne peut pas t'expliquer le pourquoi du comment. Alors, tu cogites. Y a tes neurones qui se bousculent, des idées tordues qui viennent et qu'y s'en aillent. C'est le voisin et sa femme qui viennent manger ? Non, mauvaise idée. Tu sais très bien que ta grand-mère ne supporte pas ce vieux grincheux. Des amis à elle ? Tous à la maison de retraite ou au cimetière. Lorsque, soudain, Jamie se met à proposer une hypothèse qui te glace le sang. «  Ta grand-mère est une vendue, elle a appelé des médecins pour qu'ils viennent t'enfermer dans un asile ma p'tite. Tu croyais quoi ? Fallait bien que ça t'arrive un jour ou l'autre. J'te jure Marylou, je te suis pas là-dedans moi ! Soit tu te barres maintenant pour ne pas qu'ils t'attrapent, soit tu restes et c'est moi qui me casse.  » Tu fixes Jamie. T'aimes pas quand il est comme ça. T'aimes pas quand il te fait flipper, quand il t'expose ses idées de pessimiste à la gueule. Tu le sais bien, t'es faible face à lui. Alors, quand il répète une énième fois que des hommes vont venir te jeter dans un hôpital psychiatrique, tu es prise de panique et tu cours dans ta chambre. A l'intérieur de celle-ci, tu t'empares d'un sac et tu y fous les premières choses qui te tombent sous la main. Un manteau, des vêtements, une paire de chaussures. Tu y mets ton porte-monnaie avec tes économies. Tu vas dans la salle de bain et tu prends sous ton bras quelques médicaments ainsi que ta brosse à dents, du dentifrice, ta brosse à cheveux ainsi que d'autres petits trucs et tu fous le tout dans ton sac. Tu mets celui-ci sur ton dos et tu t'avances vers la cuisine. Tu rejettes un coup d’œil à ces quatre assiettes. T'as envie de gerber. T'es dégoutée, écœurée. Comment ta grand-mère peut oser te faire ça ? Appeler des médecins dans ton dos, pour qu'ils te jugent aptes à entrer dans un hôpital ? Maintenant tu en es sûre et certaine. Jamie a réussi à te foutre cette idée merdique dans la tête. Tu le vois pas comme ça, mais il jubile le gars et toi, toi t'es bien trop aveugle pour voir à quel point il te pourri la vie. Tu es énervée, dépitée. Tu es trahie et déçue. Tu te bouffes l'intérieur de la bouche pour ne pas te mettre à chialer. A côté, Jamie est là, à te répéter de te barrer, de te tirer, là, maintenant. Et toi tu craques, tu supportes pas. Dans un mouvement de colère, tu choppes une assiette et tu la balances au sol la faisant se briser en mille morceaux. C'est une de tes manières pour dire merde. Alors tu te retrouves là, dans ta cuisine, avec trois assiettes sur la table et des bouts de verres éparpillés sur le carrelage. Tu les fixes. Tu as soudain cette vision soudaine de toi, un bout de verre à la main en train de te trancher la gorge. Pensée sanglante qui ne t'effraie pas. Tu pars, loin dans ton imagination. Tu te visualises dans ton monde paisible, où tout est calme, où tout est posée. Où tu vis une vie sans soucis, où tout est bien.

Un bruit de porte. Tu reviens à la réalité avec un peu de difficultés, tu captes rien. Où tu es ? Pourquoi ? Et comment ? Des questions auxquelles tu ne réponds pas. Tu entends ta grand-mère discuter et tu te souviens alors que tu veux te barrer. Trop tard. Les mains tremblantes, tu jettes un coup d'oeil vers Jamie, qui a déjà disparu. Cette fois, c'est la fin. Tu te vois déjà dans cet hôpital de fou et, secrètement, tu souhaites déjà mourir.